Caroline Porot : « Le siècle digital est encore jeune »

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La crise sanitaire que nous venons de vivre aura quand même eu quelques vertus : celle, notamment, de nous précipiter brutalement dans le monde numérique. Le monde d’après est devenu, tout d’un coup, le monde de maintenant. Ce plongeon était indispensable : la transformation de nos organisations ne peut plus attendre.

Il y aura toujours, bien sûr, une poignée de réfractaires, comme dans cette publicité de Free où de vieux geeks nostalgiques de l’internet bas débit se shootent au son d’un vieux modem. Mais pour la grande majorité, la leçon a été comprise : le numérique n’est plus une option, un simple mode dégradé de l’IRL (In Real Life), c’est une véritable alternative, sans laquelle le risque est simplement… de disparaître.

Source : Fredcavazza.net

Ceux qui se sortiront le mieux de cette crise avaient anticipé leur existence virtuelle : des data et des CRM pour communiquer avec ses clients, une capacité à fournir un service à distance en lien avec d’autres modes de distribution (la livraison, le drive, l’envoi), une vitrine numérique 7/7 et 24/24 et une présence significative sur les réseaux sociaux pour leur assurer une visibilité constante.

Qu’est-ce qui les distinguent de ceux qui n’ont pas anticipé ? Le refus de céder à ses peurs. Peur d’entrer de plain-pied dans un monde inconnu. Peur de ne pas en saisir d’emblée les codes. Peur d’être dépassé par une technologique que d’autres, les plus jeunes (les millénial, les générations X, Y, Z) maîtriseraient mieux. Il y a une forme d’inversion des valeurs perturbante avec le numérique : la transmission générationnelle s’inverse.

Pourtant, si on y réfléchit, depuis 20 ans, la technologie n’a cessé de simplifier nos usages. Il fut un temps où se servir d’un ordinateur nécessitait d’apprendre un langage de programmation informatique. Puis nous sommes passés insensiblement aux logiciels de bureautique, puis aux écrans tactiles avant que la prochaine révolution, celle de la voix, ne nous permette désormais d’adresser nos consignes aux machines via la reconnaissance du langage naturel.

S’il devient essentiel, pour nos enfants, de comprendre les ressorts de la programmation, du code parce que leur avenir professionnel reposera de plus en plus sur la maîtrise de ce back-office, c’est un enjeu moins crucial pour beaucoup d’autres. Nul besoin d’être électricien pour actionner un interrupteur.

Alors, pourquoi ces peurs ?

Certaines sont légitimes et incitent à la vigilance : hacking, vol de données, interprétabilité et explicabilité des algorithmes d’intelligence artificielle (les fameuses « boîtes noires »). Mais la plupart des freins qui ont généré le retard accumulé dans des domaines comme le télétravail, le numérique éducatif ou la formation à distance (FOAD) étaient fondés sur des peurs irrationnelles. La crise sanitaire a heureusement balayé les mauvaises excuses. Nécessité fait loi.

A la source de ces peurs, on trouve souvent l’ego. Qu’il va falloir apprendre à mettre de côté. Parce que pour accepter le monde qui vient, il faudra questionner en permanence nos acquis, nos certitudes, notre expertise. Pour survivre dans le monde qui vient, les organisations devront générer des communautés apprenantes où les compétences comportementales et la capacité à évoluer compteront plus au final que les diplômes d’origine.

Il va falloir admettre qu’aucun expert ne détient LA solution ou LA vérité et qu’il n’y a rien de plus performant que l’intelligence collective, une intelligence fondée sur la diversité et l’hétérogénéité des points de vue. Une diversité de genre, de génération, de background socio-culturel. Cette notion résume presque à elle seule ce qu’est la culture digitale : le numérique, ce ne sont pas que des outils, mais la capacité à mettre en réseau toutes ces expertises, ce sont des modes de faire, des mécaniques mentales qui évoluent. Une nouvelle forme de darwinisme en somme.

citation darwin

Adapter nos comportements

Appréhender le numérique – non plus au sens d’avoir peur mais de comprendre – n’est pas inné. Il nous faut des guides, des références, des role models. C’est pour cela que des écosystèmes comme KMØ sont incontournables. Ils sont comme les phares qui empêchent les bateaux de se perdre dans la nuit, de dériver de leur cap ou de s’échouer.

Il nous faut, enfin, accepter l’idée que nous cheminons dans les usages, que nous allons adapter nos comportements, adopter de nouvelles pratiques même si, dans un premier temps, nous aurons forcément tendance à reproduire d’anciens schémas, de vieilles habitudes.

Dans les nombreux articles qui fleurissent sur le télétravail, on retrouve ces réflexes pavloviens : comme le risque d’une absence de coupure vie pro/vie perso. Ce n’est pas un risque, c’est l’essence même du télétravail : ne plus découper son temps de travail en fonction du lieu d’exercice (sur le modèle tayloriste de l’usine) mais en fonction de tâches à accomplir en un temps donné. Mixer insensiblement les séquences pro et perso présente de nombreux avantages.

Comme respecter ses rythmes, sa biologie interne : se caler des sprints de concentration de 6h à 8h ou 21h à 23h selon le moment où l’on est le plus productif. Gérer ses urgences (faire une course) ou ses envies (aller chercher ses enfants à l’école). Si on ne sait pas organiser son temps et gérer des échéances, ce n’est pas le télétravail qui en cause. Si nous nous laissons déborder par nos obligations professionnelles, ce ne sont ni la technologie ni le télétravail qui sont coupables. Mais nos propres modes de fonctionnement ou ceux édictés par notre organisation.

Idem pour les fameux rapports humains que le télétravail dénaturerait. Personne ne va prétendre que le travail à distance va remplacer le contact humain tel que nous le connaissons aujourd’hui, le contact physique, tactile, visuel. Ce n’est ni l’objet ni l’enjeu. Beaucoup veulent, et c’est leur droit, alterner présentiel et télétravail pour conserver ce lien qui est fortement ancré dans nos interactions sociales. Mais nos modes de communication virtuels vont se sophistiquer, les fonctionnalités des outils de visioconférence vont évoluer et leur confort technique va progresser (son spatial, 3D…).

Ce qui nous apparaît impossible ou difficile aujourd’hui sera sans doute à notre portée demain. Soyons ouverts à ces évolutions et cessons d’imputer aux moyens que nous utilisons les défauts qui sont propres à l’utilisation, encore très imparfaite, que nous en faisons. Comme cela a été le cas pour toutes les technologies humaines et singulièrement pour nos moyens de transport (automobile, avion). Entre l’aéropostale et le Concorde, il y a eu un monde…

Notre siècle digital a plus de deux ans, certes, mais il est encore jeune.

Caroline Porot, Conseillère numérique à la Région Grand Est (Délégation à l’Innovation et à la Modernisation de l’Action Publique)